Denis - Corpet - Enseignement - Montagne
Bonjour Monsieur,
Je vous écris à la fois par curiosité et dans le cadre de mon orientation. Je suis actuellement en 4ème année à l'Ecole Polytechnique, année pour laquelle je suis inscrit à AgroParisTech en spécialité Nutrition, tout en suivant le master Toxicologie-Environnement-Santé de Paris 7. J'avais envie de vous demander où en était actuellement ce domaine de recherche. J'ai pu voir, grâce aux liens qui figurent sur votre site notamment, ce qui était paru en termes d'information et de rapport de santé publique il y a quelques années.
Qu'en est il aujourd'hui ? Le lien entre nutrition et cancer n'est il abordé que sous l'angle de l'épidémiologie ? A quoi attribuez vous la faible quantité d'équipes travaillant sur ce sujet, alors que les études Suvimax encourageaient plutôt à poursuivre dans cette voie ? Y a-t-il eu un essoufflement après cette grande étude ?
Par ailleurs, au niveau expérimental, développez-vous une étude de la cancérogénèse spécifique à la nutrition ? Les effets cancérogènes se résument-ils à la balance des substances oxydantes et antioxydantes ? A ce jour, connaît-on la composition chimique exacte de tous les aliments de base et ainsi leurs effets potentiels ?
Voilà les questions que je me pose sur la recherche dans le domaine de la cancérologie alimentaire. Je vous remercie pour le temps que vous aurez pu m'accorder,
Bien cordialement, Baptiste S.
Salut Baptiste,
Merci de tes questions: tu cherches au croisement nutrition-toxicologie (& cancérogénèse). Cette démarche a toute mon estime (j'ai fait le même chemin en 1990). Il est facile de comprendre pourquoi si peu de gens cherchent à ce croisement, malgré son importance probable: Ce croisement n'est pas "sous le lampadaire" (Tu connais probablement cette parabole du mec qui cherche ses clefs de voiture sous un lampadaire, alors qu'il les a perdu à 100m de là, dans le noir: Les clefs ne sont pas sous le lampadaire, mais au moins il y voit clair).
Quelques autres raisons:
- Travailler in vivo (animal ou homme) revient à faire des études longues (pas très commode pour un stage de master), dont les résultats sont difficiles à expliquer (vivant = boite noire). C'est plus "rentable" de bosser sur des cellules ou des molécules, notamment pour écrire assez vite des articles dans de bonnes revues scientifiques. On peut bien sur travailler sur cellules ou molécules en nutrition et cancer, mais l'extrapolation à l'effet d'un régime alimentaire sur un organisme entier n'est pas évidente.
- En France l'INRA finançait un réseau d'une petite dizaine de labos sur Nutrition & Cancer (Jouy, Paris, Dijon, Tours, Toulouse, Bordeaux...). Mais il y a eu un bras de fer entre chefs INSERM/INRA dans le partage des domaines thématiques, et il semble que l'INRA ait été "interdit" de pathologie: Ce n'est plus possible qu'un labo INRA affiche clairement "Cancer" (ou une autre maladie) dans son titre. Mes collègues de l'INRA se sont "dégonflés" et reconvertis, et d'autres, qui partaient en retraite, non remplacés dans ce domaine. Mais l'INSERM (et les médecins français) sont beaucoup plus orientés vers "soigner la maladie d'un patient" que "prévenir le risque de maladie d'une population". Donc ils ont très peu investi le domaine (sauf Ph. Bougnoux à Tours).
- Obtenir des financements privés est difficile dans ce domaine (quelle entreprise voudra payer pour démontrer que ce qu'elle fabrique est (peut-être) toxique ou cancérigène ?)
Cependant les cancers sont la première cause de mortalité avant 75 ans dans les pays riches, et une cause majeure de souffrance individuelle et de dépenses publiques. Et le potentiel de prévention par l'alimentation (et le mode de vie: tabac, sport) semble de l'ordre de 66-75% pour les cancers majeurs! Dans le monde anglo-saxon ceci est pris au sérieux, et les recherches restent actives, bien plus qu'en France. Des petits pays comme le Canada, les Pays-Bas ou l'Australie y restent des acteurs majeurs, avec évidemment les Etats-Unis et le Japon.
On bute cependant partout sur une limite majeure: l'extrapolation.
- D'une part pour passer des observations épidémiologiques aux preuves directes. Or on peut se tromper lourdement (C'est ainsi que l'effet protecteur du béta-carotène sur les cancers épithéliaux semblait quasi-certain d'après les études épidémiologiques convergentes, mais que les grandes études d'intervention CARET et ATBC ont démontré l'effet contraire chez les fumeurs.)
- D'autre part pour passer des effets bien démontrés dans des modèles de labo (cellules, rongeurs) aux humains. Je pense à ma démonstration que le PEG empêche complètement la cancéro chez rats et souris (1999). Mais chez l'homme on ne sait pas, et je crains qu'on ne sache jamais: les essais cliniques sont très chers, et le PEG ne coute "rien" (et donc ne rapporterait rien, ou presque).
- Donc le facteur limitant, d'après moi, ce sont les essais d'intervention chez l'homme (Randomized clinical trials): très long, très cher, très difficile. C'est normal qu'on ne fasse pas un Suvimax tous les matins, même si c'était génial de la part de Serge Hercberg de l'entreprendre et le mener à bien. Pas d'essouflement, juste des choix financiers autres. En cancer colorectal (le tueur N°1) il y a eu en tout et pour tout que 21 essais de ce type dans le monde: Essais Prévention Humains
Nous bossons ici pour comprendre pourquoi les gros mangeurs de viande ou de charcuterie ont plus souvent un cancer colorectal que les autres. Avec pas mal de trucs intéressants, par ex. notre dernier papier: c'est parce que la viande de boeuf est rouge qu'elle est promotrice de la croissance des tumeurs, et pas mal de nutriments inhibent complètement cette "toxicité" Pierre & Corpet, Beef meat, 2007.
On bosse aussi ici pour comprendre ce qui peut initier les cancers (les démarrer). Mais peut-être est-ce un processus spontané (erreur de copie de l'ADN) et la seule chose importante que fasse l'alimentation est-elle de ralentir ou d'accélérer le processus.
Les effets cancérogènes ne se résument probablement pas à la balance oxydant/antioxydant, même si c'est une partie de l'histoire (ce que suggère Suvimax). J'en veux pour preuve les multiples essais d'intervention chez l'homme, où la prise d'anti-oxydants n'a RIEN changé (et même a augmenté un peu la mortalité globale) Lancet anitoxidants meta-analysis, 2004.
Mais c'était peut-être pas les bons antioxydants, ou pas le "bon" cancer...
Non, on ne connaît pas la composition chimique exacte de tous les aliments de base et ainsi leurs effets potentiels.
= D'une part des produits biologiques comme les aliments contiennent des millions de composés (tout dépend de la limite de détection), et leur composition est très variable (regarde par ex les tomates qui sont plus ou moins rouge).
= D'autre part on ne connait que les effets qu'on a testé. Et il y a plein d'effets qui sont complexes, compliqués à tester. Par ex ce qu'on fait à Toulouse, tester l'effet promoteur d'un aliment ou d'une molécule, c'est compliqué, long et cher: faut initier des tumeurs chez une centaine de rats, puis en nourrir la moitié avec l'aliment à tester, l'autre moitié avec un régime témoin (pas facile le témoin idéal ?), et voir après quelques mois quel est le groupe qui a plus de tumeurs.
Même la cancérogenicité directe n'a pas été testée pour tous les composants alimentaires. Voir la base de données très intéressante mise en place par Bruce Ames et Lois Gold Carcinogenic Potency Database