Denise Escande - Témoignages sur Denise - la Tirelire - Article Alpi-Rando sur Denise Denise Escande

Portrait - Denise Escande:

soixante quatre ans de baraka

Je vous propose maintenant un article de Sylvain Jouty, paru dans la revue "Alpinisme et Randonnée" de Janvier 1979 (AlpiRando pour les intimes, n°3, p.50-53). Photos scannées sur le journal, de Robert Canault. Avec l'autorisation écrite de Sylvain, mais pas de Robert, introuvable. Bonne lecture! Denis

Elle a connu la montagne a plus de quarante ans. Elle en a aujourd'hui 64 bien sonnés (janvier 1979). Et pourtant elle continue de faire des progrès ! A son palmarès un grand nombre des "grandes courses" rocheuses des Alpes, de la Walker à la face sud du Fou, du dièdre Philip aux voies les plus dures du Verdon. Cette année (1978) elle a fait la directe américaine au Dru, qu'elle convoitait depuis longtemps, et, au Saussois, l'I en tête, pour la première fois. Chaque week-end ou presque, sa petite Austin l'emmène vers les parois.

Denise Escande explique - N'allez pas lui dire qu'elle est une grande alpiniste. Elle vous rirait au nez, ou peut-être se fâcherait, bien que cela lui arrive rarement. Et elle aurait peut-être raison de vous expliquer qu'elle grimpe plutôt mal, uniquement en second de cordée, qu'elle fait de la montagne parce qu'elle y trouve du plaisir et que, lorsque cela la fatiguera ou ne l'intéressera plus, elle s'arrêtera. Elle vous confiera peut-être que la voie normale du Mont Blanc, qu'elle a découvert récemment, a été plus pénible pour elle que bien des courses dures, mais qu'en revanche, elle y a découvert la beauté du sommet du Mont Blanc, dont personne ne lui avait parlé. Car Denise Escande est tout sauf blasée. A l'écouter, il semble que chaque course, chaque événement, chaque souvenir est prétexte à un émerveillement nouveau. Elle possède une avidité de vivre et de connaître que beaucoup ont déjà perdu à vingt ans. A près de soixante-cinq ans, sa jeunesse d'esprit est incroyable.
Admettons, pour ne pas la fâcher, qu'elle ne soit pas une grande alpiniste. Elle est, en tout cas, un exemple. Un exemple de ce qu'il est possible de faire lorsqu'on en a la volonté. La preuve, aussi, que les voies difficiles ne sont pas forcément réservées à une " élite ", mais que, pour peu qu'on ait certaines qualités et compétences, et pourvu qu'on respecte certaines règles, elles sont accessibles à des gens qui ne sont nullement des héros. La preuve que, si la montagne pardonne rarement les erreurs, elle sait aussi se montrer accessible à ceux qui veulent vraiment la connaître.

Mais comment cette Solognote d'origine et de coeur est-elle venue à la montagne ? Le mieux, pour le savoir, est encore de l'écouter. Car, parmi tous ceux qui la connaissent, et ils sont nombreux, sa faconde et sa verve sont presque proverbiales. Denise n'a jamais rien fait très jeune, son travail dans le service exportation d'une tannerie était trop prenant. De là, peut-être, cette volonté de rattraper le temps perdu, de récuser l'âge qui vient, non pas en paroles - ses copains l'appellent, affectueusement, "la vieille" - mais dans sa manière d'aborder la vie, avec fougue et entrain ? Toujours est-il que tout a commencé en 1949; mais peut-être faut-il préciser qu'elle est née en 1914...
"J'ai perdu ma Sologne. Ça a été le désastre, plus que la perte d'un être cher. Cette année-là, un cousin a acheté un chalet à Chamonix; il m'a invitée, et il m'a emmenée de refuge en refuge. Ça m'a enthousiasmée, et j'ai raconté mes balades à un copain de mon frère, Jacques Mignon, qui était, à l'époque, un grand alpiniste, et qui m'a dit:
" II ne faut pas en rester là, venez donc à Fontainebleau.
J'ai rétorqué: "Je ne vois pas le rapport.
- Mais on grimpe, à Fontainebleau.
- Aux arbres ?
- Non, sur les rochers.
- Mais il n'y a que des cailloux!
-Alors, sur les cailloux! Venez donc dimanche: "
Pour être sûre que je n'allais pas trop faire de bêtises, je suis partie en jupe. Mais ils avaient l'air de tellement s'amuser que j'ai appris à grimper.

Denise Escande Grépon L'année suivante, Jacques Mignon conseilla à Denise d'aller au bureau des guides de Chamonix et d'exiger une course précise: la voie normale du Moine.
" C'était ma première course, et c'était une très bonne idée: le rocher est facile, on ne voit pas la vallée, et on est tout de même en haute montagne... On est revenu si tôt que le gardien du refuge du Couvercle a dit à mon " aspi " : " Ça a donc pas fait?" Et mon aspi de lui répondre: "Mai si, ça a fait! Même, elle grimpe!"

Cette litote admirable pourrait résumer Denise: elle grimpe, en effet. C'était ses débuts d'alpiniste, il y a près de trente ans.
"Après, c'était parti. Mais comme j'avais peu d'argent, je ne faisais qu'une course par an. J'y épuisais mes fonds de l'année! Et puis, vers 1952, des amis m'ont dit: " Venez donc avec nous puisque vous faites de la montagne. " Car, à l'époque, on ne se tutoyait pas! Et ils m'ont emmenée dans des courses comme la traversée de l'aiguille de Talèfre, la tour Noire, puis la face nord de Bionnassay, la face nord d Argentières, la Verte... De vraies grandes courses, à l'époque! Avec l'un d'entre eux, nous avons fait une cordée centenaire: 48 et 52 ans. Nous grimpions en réversible. " En fait, Denise aurait peut-être pu prétendre à une autre carrière alpine que celle de brillante seconde. Elle avait suffisamment de qualités alpines pour grimper en tête, et d'ailleurs, elle l'a prouvé lorsque l'occasion s'en est présentée. "C'est Dominique Leprince-Ringuet qui m'a forcé à grimper en tête. Il me prenait avec lui parce que je grimpais en second, mais lorsqu'il avait deux cordées, il me mettait en tête de la seconde, ce qui n'est pas tout à fait pareil que de diriger une course. Il m'a même poussée plus loin: il m'a envoyée dans la face sud de la Marmolada, que j'ai gravie en tête, en 1954 je crois. A la Civetta, il m'avait trouvé une voie "facile" dans laquelle je devais conduire une amie: la Castiglione à la Torre Venezia. "Je te traduis le topo, tu vas voir. " Effectivement, c'était du III, III+, je devais pouvoir m'en sortir. Pourtant, ça m'a paru un peu dur, surtout la cheminée finale. Heureusement, ma compagne adorait les cheminées, et est passée en tête. On n'a bien entendu pas trouvé la descente, aussi nous avons fait des rappels, alors que je n'avais jamais pitonné de ma vie! De retour au refuge, j'ai dit à Dominique: tu m'as abusé, ce n'est pas du III, cette voie! Il a éclaté de rire, et m'a avoué: "J'ai tout baissé d'un degré! " Denise Escande main-bouche De fait, Dominique Leprince-Ringuet ne craignait pas d'éprouver Denise. Il l'emmena en 1961 dans la voie Ratti à la Noire de Peuterey. La réaction de Desmaison à l'annonce de l'événement peut en donner la mesure: "Quel est le gars qui a eu le culot de t'emmener là-dedans ? "

Peut-être, si sa vie avait suivi un autre cours, Denise nous aurait-elle encore plus étonné ? Toujours est-il qu'elle était une seconde recherchée par de purs amateurs comme Dominique Leprince-Ringuet, mais aussi par d'anciens copains devenus guides, comme Pierre de Galbert, Jean-Louis Bernezat ou Jean Thérond, dit " Cabri ". "Jamais je ne serais allée au bureau des guides. Pour la face ouest des Drus, en 1962, c'est Cabri qui est venu me voir, comme pour une demande en mariage. Il m'a dit: "Denise, j'ai une proposition à te faire. - Honnête ? - Naturellement! Ecoute, je n'ai jamais réussi à faire la face ouest des Drus. Je suis parti une première fois, on a eu un macchabée. Je suis parti une seconde fois, le mauvais temps s'y est mis, et la troisième fois je me suis aperçu que le gars avec qui j'étais n'était pas sûr, alors j'ai dit que j'avais mal au ventre et je suis rentré. Et maintenant, je suis sûr que ça passe avec toi. " J'avais toujours rêvé de la ouest, et j'ai sauté sur la proposition. Comme il fallait une autre cordée, nous sommes partis avec Marcel Zerf; dit "Habib", et Eric Vola. Voilà comment ça s'est décidé; ce n'était pas l'atmosphère d'une course avec guide. A l'époque, je pointais au chômage à Paris, mais je revenais toutes les semaines à Chamonix. Au retour, tout le monde me félicitait, car après chacun de nos exploits, Cabri faisait passer un article dans le journal, précisément le jour où j'étais à Paris. Cette année-là, tout nous réussissait. "
En effet: Walker, Grand Capucin, face ouest des Drus, Carlesso à la Torre Trieste et Comici à la Cima Grande entre autres courses !

Denise Escande rappel Du coup, Denise est rentrée au G.H.M. "Mais, ajoute-t-elle, pour une fille, ils ne sont pas très difficiles!"
En 1967, interruption: une mauvaise fracture à la cheville oblige Denise à abandonner la montagne, que son médecin lui interdit. Mais trois ans après, elle remet ça, malgré une cheville bloquée. Et depuis, ça n'a pas l'air de trop la gêner! L'ascension de la face sud du Fou, avec Jean Afanassief en 1976, puis celle de la directe américaine aux Drus, cette année, avec Dominique Marchal (jusqu'au bloc coincé seulement, en raison du mauvais temps) semblent montrer qu'aucune course rocheuse ne lui est inaccessible... Sans compter d'innombrables voies du Verdon, du Vercors, du Dévoluy... Il est vrai qu'elle sait choisir ses compagnons parmi les meilleurs jeunes grimpeurs de la nouvelle génération. Mais elle semble particulièrement à l'aise parmi les gens qui ont quarante ans de moins qu'elle, comme si la jeunesse lui était un élément naturel; sa bonne humeur perpétuelle, son bagou intarissable et son entrain communicatif sont une bien meilleure carte de visite encore que sa liste de courses. A cette époque où la mode est au livre écrit à l'aide d'un magnétophone plutôt qu'avec une plume, c'est trente ans d'alpinisme français qui seraient évoqués de façon passionnante si on l'enregistrait!
Il ne faut pas croire, cependant, que Denise est une "fana" du VIe degré, que, si elle a pu surmonter de façon aussi exemplaire le handicap de l'âge, elle le doit à une volonté entièrement tournée vers les courses difficiles. Non, tout en continuant sa carrière professionnelle dans l'immobilier, elle a su aussi s'intéresser au voyage et à la randonnée qui, pour elle, est aussi importante que l'alpinisme. Et en ce domaine comme en d'autres, elle a ses idées bien précises. Peut-être aurait-elle pu faire un bon guide ?
" Pour être guide, il faut avoir un sens pédagogique et je l'ai, je m'en suis rendue compte lorsque j'étais monitrice d'escalade à "Bleau". Avec Habib, nous nous partagions les gars: il prenait les forts, et moi les faibles. Seulement, comme j'étais une fille, j'obtenais beaucoup plus d'eux que n'importe qui. "
Denise Escande main-cheveux -
Lors d'une randonnée en Corse qu'elle avait mise sur pied en 1962, elle a pu tester ses qualités d'organisatrice: "une main de velours dans un gant de fer"; telle est sa formule. "Lors de cette randonnée, j'ai vu qu'il ne fallait pas être trop nombreux pour que cela soit agréable pour tout le monde. Cinq, six personnes, c'est merveilleux, c'est presque une famille. En Corse, nous étions douze, et j'avais trouvé un moyen pour que cela ne soit pas gênant: quand on randonne, on se met par groupes autour des réchauds; alors, je faisais changer de groupe tous les jours, comme ça les gens ne formaient pas des clans. "

Deux ans plus tard, elle organisa le premier voyage au Hoggar après la guerre d'Algérie.
" Ce devait être un petit groupe mais, de fil en aiguille, on s'est retrouvés 65 dans l'avion! 40 randonneurs, 25 grimpeurs. Tout a bien marché: les randonneurs ont randonné, les grimpeurs ont grimpé - sauf que c'est un peu bête de grimper dans ce pays!" Là encore, elle a pris ses responsabilités d'organisatrice très au sérieux. "J'aurais bien voulu randonner, mais à l'époque, j'étais férue d'escalade; et j'avais tellement peur que les grimpeurs se cassent que je suis restée avec eux. Le premier soir, il manquait deux gars. Ils étaient partis en short à la pointe Jean, bien qu'il y ait des rappels. J'ai couru à la pointe Jean, je leur ai crié d'attendre le jour. J'ai passé une nuit épouvantable. Au petit matin, je retourne à la pointe Jean, silence de mort. Je reviens au camp, je réveille tout le monde: les deux gars étaient rentrés sans même me prévenir pendant la nuit. Ils ont eu une des ces engueulades! Le dernier jour, les deux groupes de randonneurs et l'équipe de grimpeurs se sont retrouvés à une guelta magnifique, à 20 km de Tamanrasset. C'était le soir de la Saint-Sylvestre, il y avait une atmosphère incroyable. Les grimpeurs n'avaient rien à raconter, alors que les randonneurs avaient plein de choses à dire, leurs aventures avec les chameaux, les petits plats qu'ils se préparaient sans gaz, etc., ils étaient dans une euphorie extraordinaire. Si bien que les randonneurs ont dit aux grimpeurs: "Ecoutez, on est tellement peiné que vous n'ayez pas connu nos aventures qu'on a décidé de rentrer à pied et de vous offrir nos chameaux. C'était formidable! Alors, du coup, j'ai dit: "Les grimpeurs sont tellement touchés de ce que vous venez de leur offrir là qu'avant de prendre les chameaux, ils vont vous faire faire une voie. " Et on a emmené tous les randonneurs dans des voies pas trop ' dures, bien encordés. Certains ont un peu appelé leur mère, mais tout s'est bien passé. C'est ça, les randonnées! C'est pour ça que je pense qu'il y a plein de gens qui pourraient en faire beaucoup plus. " Et Denise n'en est-elle pas l'exemple même?
Denise Escande enfant
Cette grande réconciliation entre grimpeurs et randonneurs pourrait servir d'exergue à notre revue! Et Denise Escande, très jeune demoiselle de 64 ans, résume ainsi sa philosophie : "Dans toute sa vie, il faut avoir la baraka. "
J'oubliais : récemment, elle s'est mise au parachutisme. Et au deltaplane!...

Sylvain Jouty



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Mise en ligne, sept 2007, par Denis Corpet, Alpiniste