Thèse Doctorat : Résistance aux Antibiotiques des Bactéries Intestinale de l'Homme
PhD Thesis : Antimicrobial Resistance of Gut Bacteria in Humans
Prof. Corpet: Thèse bactério & Conclusion philo - Université Paris-Sud, Année : 1988
Pour lire directement la Conclusion finale
(last page of thesis)
CONCLUSIONS GÉNÉRALES
A. Origine des bactéries résistantes de la flore de l'homme.
Nous avons étudié l'effet de très faibles doses d'antibiotiques administrées tous les jours au cours des repas à des volontaires humains (chapitre III), à des souris hétéroxéniques à flore humaine (chapitre III), et des souris dixéniques (chapitre V), maintenues en isolateur. Les résultats obtenus montrent que les concentrations d'antibiotiques qui peuvent être retrouvées comme résidus dans la viande ou le lait ne peuvent être responsables d'une augmentation importante du nombre des entérobactéries fécales résistantes aux antibiotiques, donc :
Les résidus antibiotiques des aliments
ne sont pas à l'origine des grandes populations
d'entérobactéries résistantes trouvées chez l'homme sain.
(Cependant, un effet sélectionnant des doses résiduelles d'antibiotique, minime mais significatif, a été observé chez un sujet, et chez les souris à flore humaine. Il convient donc de rester vigilant face à ce type de problème, en particulier pour les nouvelles molécules mises sur le marché.)
Nous avons par ailleurs comparé l'excrétion fécale de bactéries résistantes chez des volontaires mangeant une alimentation normale ou stérilisée. Les résultats montrent que la majorité des entérobactéries résistantes de l'intestin de l'homme proviennent d'un apport continu par les aliments contaminés. Si l'on compare, de façon synoptique, les résultats des tables 7 et 15, on voit qu'un résidu d'ampicilline multiplie en moyenne par 4 le nombre d'entérobactéries résistantes chez l'homme, alors qu'un régime stérile divise ce nombre par 200.
Les entérobactéries antibiorésistantes
de l'homme sain viennent des aliments.
Enfin le danger lié à la présence de bactéries non pathogènes résistantes dans l'intestin, discuté en introduction et au chapitre VII, reste une hypothèse non démontrée formellement.
B. Danger des antibiotiques :
Additifs, thérapeutique vétérinaire, médecine humaine.
Nous avons montré que certains additifs utilisés dans les élevages européens ne sélectionnaient pas, ou très peu, les bactéries résistantes.
Ceci doit être nuancé par la démonstration, dans des élevages où sont utilisés beaucoup d'antibiotiques (mélanges et quantités importantes, comme au Japon), de la sélection de plasmides de résistance (au carbadox notamment, [187, 188]). Par ailleurs, dans certains pays, des antibiotiques très sélectionnants sont utilisés à des doses élevées comme additifs à l'alimentation (en particulier dans les élevages en bandes immenses ("feed-lots" des Etats-Unis) ). I1 est très probable que dans ces élevages, l'administration continue de 100 g de chlortétracycline par tonne sélectionne les bactéries porteuses de plasmide, des salmonelles en particulier [121, 123, 147, 244].
Il a par contre été démontré maintes fois, et de façon irréfutable, que les traitements par des doses importantes d'antibiotiques, que ce soit à titre thérapeutique ou préventif, sélectionnaient de façon rapide, importante et durable, des bactéries porteuses de plasmide [89, 116, 1961. Le problème est particulièrement critique dans deux mondes très différents : les unités de soins intensifs des grand hôpitaux occidentaux, et les quartiers pauvres des mégapoles des pays tropicaux où tous les médicaments sont en vente libre [68, 122].
Étant donné la nature des molécules utilisées en Europe comme additifs, et les doses autorisées par la loi, il semble, d'après les travaux présentés ici, que les additifs à l'alimentation animale, et les résidus antibiotiques qui peuvent se trouver dans les produits de l'élevage, ont un effet nul ou négligeable sur le nombre global de bactéries résistantes dans l'environnement et dans les écosystèmes digestifs, à l'exception possible du carbadox [20]. Cet effet est à notre avis à. celui des antibiotiques utilisés en thérapeutique animale et humaine [131, 239].
Par contre, si on ne se place plus sur le plan quantitatif mais qualitatif, l'apparition d'un nouveau plasmide de résistance, et en particulier l'addition d'un nouveau gène de résistance sur un plasmide existant, est un événement rare et irréversible qu'il convient dans la mesure du possible d'éviter. Or on ne sait pratiquement rien de la séquence d'événements qui conduisent à la construction d'un nouveau gène, et on ne connaît guère mieux les conditions réelles de passage d'un transposon d'un génome à un autre.
Il est donc prudent, et c'est ce qui se fait effectivement en France, de réserver l'usage des antibiotiques nouveaux :
(i) à la thérapeutique, et ne pas les utiliser comme additifs,
(ii) à la médecine humaine et pas au traitement des animaux,
(iii) aux malades traités dans des conditions contrôlées, et dont la vie est mise en danger par une infection intraitable par d'autres moyens.
C'est ainsi que les céphalosporines de troisième génération et les fluoroquinolones sont normalement réservées â l'usage des médecins hospitaliers. Il est bien compréhensible que ces derniers, qui sont confrontés chez les grands malades aux problèmes posés par les bactéries multirésistantes, se montrent très prudents quand aux usages extra-médicaux des antibiotiques.
Mais les preuves scientifiques du danger des additifs de l'alimentation animale ou des résidus antibiotiques manquent, et nos travaux montrent que, si pression de sélection il y a, cette pression est très faible et bien difficile à mettre en évidence.
Enfin l'effet des substances antimicrobiennes naturellement présentes dans les aliments sur la microflore est inconnu. L'effet de l'oignon, des fromages fermentés ou des vins rouges sur les équilibres entre bactéries du tractus digestif pourrait être étudié dans des modèles gnotoxéniques. Les résultats obtenus permettraient peut-être de relativiser l'importance attribuée aujourd'hui aux effets néfastes des xénobiotiques.
"L'évidence n'est qu'une accoutumance"
Hume.
C. Modèles empiriques et théoriques en biologie:
Intérêt et limites.
C.1. Nous proposons des modèles gnotoxéniques
pour l'étude de l'effet des faibles doses d'antibiotiques sur la micro-flore de l'homme, et en particulier sur les populations d'entérobactéries résistantes aux antibiotiques. Ces modèles sont soit hétéroxéniques, soit dixéniques (souris axéniques associées à une flore humaine, ou à deux souches d'E. coli identiques, l'une hébergeant un plasmide). Ces modèles présentent deux avantages majeurs par rapport aux systèmes expérimentaux conventionnels (homme ou systèmes in vitro récents [15,.16, 224]) :
Isolés et vivants
(1) ces systèmes sont ISOLES de l'environnement bactérien, et donc à l'abri de toute contamination. Le changement du nombre de bactéries résistantes chez les animaux traités peut donc avec certitude être attribué à l'effet du traitement.
(2) ces systèmes sont VIVANTS, et les bactéries étudiées se trou-vent donc dans des conditions écologiques physiologiques, par opposition aux études in vitro [94].
L'effort de toute la biologie est, à notre avis, d'isoler les systèmes vivants pour en permettre l'étude, sachant qu'un organisme isolé est de ce fait moins vivant, et qu'un être vivant ne peut jamais être complètement isolé, d'où d'ailleurs l'effort des écologistes qui étudient les vivants en relation avec leur milieu. Nous voulons citer les microcosmes, systèmes vivants et clos particulièrement ingénieux, oú l'on cherche à reproduire des écosystèmes naturels à l'intérieur du laboratoire [6, 202]. Nous pensons que nos modèles, qui sont aussi des microcosmes [170], peuvent être améliorés: nous pourrions en particulier tenter de compléter les systèmes dixéniques par l'introduction d'une flore anaérobie "mimant" la flore de l'homme [27, 167].
La souris n'est pas l'homme
Par contre, et c'est une critique qui nous est souvent faite, la souris n'est pas l'homme, et quelles que soient les qualités de nos modèles gnotoxéniques, il faut toujours in fine
(i) soit revenir à l'expérimentation sur l'homme quand c'est possible,
(ii) soit proposer des extrapolations un peu hasardeuses quand l'expérience directe est dangereuse pour l'homme.
C'est également le cas pour les rongeurs utilisés en toxicologie classique et en cancérologie, et pour tous les modèles où l'animal gnotoxénique remplace l'homme, que ce soit en pathologie ou en nutrition (13, 14, 27, 91, 142, 167]. Nous persistons à penser que les modèles expérimentaux sont utiles,
(i) dans le premier cas en permettant de choisir précisément l'expérience intéressante à réaliser avec des volontaires,
(ii) et dans le deuxième cas en fournissant les bases rationnelles et précises pour une évaluation du risque toxicologique.
Pour confirmer l'intérêt de ces modèles empiriques, voici ce qu'écrit Bruce Levin à propos de l'évaluation du risque dans un domaine différent, qui est celui du lâchage dans la nature de bactéries manipulées génétiquement. Nous pensons que l'on peut dire la même chose en ce qui concerne l'évaluation des risques de sélection de bactéries résistantes, avec les modèles animaux gnotoxéniques. :
"On nous a dit, de source sûre, que le monde des bactéries pourrait être plus complexe que de la gélose sur des lames de verre, ou même des flacons "Erlenmeyer" et des chémostats. Si c'est le cas, mais nous n'avons pas d'information de première main que ce le soit, alors on peut vraiment se demander l'intérêt de la détermination des taux de transfert in vitro.
Nous avons le sentiment que des procédures standardisées d'estimation du taux de transfert des plasmides sont essentielles pour l'évaluation du risque, à condition que cette estimation soit faites dans des conditions de transfert optimales. De cette façon, cela permettra la mesure des paramètres utiles à l'estimation du risque dans le pire des cas."
Bruce Levin, 1988 [226].
C.2. Nous avons utilisé des modèles mathématiques
pour décrire de façon quantitative et synthétique les interactions entre bactéries, et l'effet des antibiotiques dans l'intestin. Ces modèles mathématiques ont, eux aussi, leurs détracteurs, dont les principales critiques sont que ces modèles
(i) ne servent à rien, et
(ii) ne représentent pas la réalité.
Utiles ?
Nous pensons que l'intérêt de l'approche numérique n'est évidemment pas de remplacer l'expérience, ce qui serait dangereux et illusoire. La simulation mathématique a besoin de l'expérience pour confirmer ou infirmer ses prédictions, du moins dans quelques cas tests, afin de valider la qualité de l'approximation sous-jacente au modèle mathématique. En fait, la simulation sur ordinateur ne remplace pas l'expérimentation, mais lui est complémentaire, et peut apporter beaucoup à la compréhension. C'est ainsi qu'au chapitre VI, la simulation numérique des variations de populations bactériennes nous a apporté une explication plausible d'un phénomène difficilement explicable autrement. Mais comme nous l'écrivait Rolf Freter :
"Les microbiologistes modernes sont habitués à travailler en profondeur sur des paramètres ou des mécanismes isolés, pour d'excellentes raisons sûrement. Néanmoins, ces habitudes de travail rendent difficile l'appréciation du fait que les systémes complexes ont des propriétés intrinsèques, qui ne sont pas nécessairement la simple somme des parties qui les composent"
Rolf Freter, lettre du 4 Février 1987.
Réels ?
D'autre part, les modèles mathématiques utilisés en physique sont devenus tellement habituels, que tous les utilisent et que personne n'a conscience que ce sont des modèles. En biologie, il en va tout autrement, et nous pensons qu'il faudra encore du temps avant que des descriptions mathématiques des phénomènes soient utilisées en pratique courante. Le seul domaine où, â notre connaissance, ces modèles sont largement utilisés en micro-biologie, est celui des fermentations industrielles. Il est clair que le tractus digestif n'est pas un fermenteur, même si les équations qui décrivent l'un s'appliquent apparemment très bien à l'autre, et nous reprenons volontiers à notre compte ce qu'écrivait Monod en 1950 :
"La simplification du problème expérimental ne doit pas créer l'illusion que les phénomènes eux-mêmes soient simplifiés. Fut-il entièrement satisfaisant, le modèle théorique d'un processus de synthèse n'est qu'une représentation partielle d'une somme de phénomènes".
Jacques Monod [180]
Tout en gardant présent à l'esprit ces limites des modéles théoriques, nous pensons que, dans la mesure où ils permettent de simuler correctement et de prédire avec précision les expériences, ils permettent â l'homme d'approcher d'une certaine façon la réalité.
Réalisme ?
L'existence même de la réalité des choses est source de questions : les physiciens modernes travaillent aujourd'hui sur le présupposé que cette réalité puisse ne pas exister aussi simplement que le sens commun l'admet: c'est le "réalisme voilé". Ces scientifiques sont souvent obligés par les résultats qu'ils obtiennent d'admettre que la compréhension qu'ils ont des phénomènes est plus liée â la façon dont travaillent leurs instruments de mesure et à la façon dont fonctionne leur cerveau qu'à la réalité des phénomènes eux-mêmes. Les physiciens en viennent à penser que leurs objets d'étude n'existent peut-être pas réellement d'une façon "objective", mais ils cherchent â trouver un consensus sur les résultats observés: si toute la communauté scientifique est d'accord sur le résultat "subjectif" d'une expérience, celle-ci sera considérée comme un fait pouvant être intégré dans une théorie, elle même représentation d'une hypothétique réalité.
Les biologistes sont très loin de ces questions, et travaillent encore avec unanimité à partir du postulat que la nature existe indépendamment de nous, et que nos objets d'études, êtres humains, animaux, plantes, bactéries, cellules et molécules sont des réalités authentiques.
Il nous semble qu'avec les modèles mathématiques, nous pouvons nous rendre compte que la compréhension que nous avons d'un phénomène complexe dépend au moins autant de nous-mêmes que du phénomène étudié. C'est ainsi qu'un système d'équations différentielles permettra à certains d'approcher de plus prés le fonctionnement du vivant, parce que leur structure mentale y est adaptée, alors que ces équations seront pour beaucoup d'autres une mascarade voilant les faits.
" La chose en soi, c'est le néant de l'esprit"
Le Senne
"Nous ne pensons pas les choses, mais les rapports entre les choses"
Auguste Comte
CONCLUSION FINALE
" Nouveau, vrai, important et compréhensible,
tel doit être tout article scientifique. " Robert A. Day [48]
Je me suis efforcé de choisir un thème important, d'y faire des choses nouvelles, et de présenter le plus simplement possible des faits avérés. Ces buts sont-ils atteints ?
Nouveau ?
Ce que j'ai fait n'était pas tellement nouveau, puisque j'ai repris le principe des modèles gnotoxéniques utilisés au Laboratoire d'Écologie Microbienne, mais c'était encore trop original il y a 5 ans pour être accepté dans les revues internationales.
Compréhensible ?
Rendre compréhensible ses découvertes est déjà difficile quand on s'adresse â ses pairs, surtout quand on les sort de leur domaine (Ah les mat-hématiques ! ). C'est encore beaucoup plus difficile si l'on veut faire comprendre à tous ce que l'on fait. Cet effort de vulgarisation, si cher au coeur de Jean Rostand, devrait pourtant faire partie du souci de chaque chercheur. C'est dans cet esprit que j'ai rédigé le début et la fin de cette thèse, mais je trouve encore, en les relisant, ces textes bien difficiles.
Vrai ?
" Dites toute la vérité, rien que la vérité " demande-t-on au témoin d'un procès. Le scientifique est un tel témoin, mais n'écrire que des choses vraies est une gageure, que je n'ai pu tenir absolument. Pour donner un exemple, combien de fois dans cette thèse affirmais-je avoir répété la même expérience, et combien de fois le protocole écrit ne décrit-il en fait que la "moyenne" de plusieurs expérimentations assez proches, sans être parfaite-ment identiques ? Il s'agit souvent de "points de détail", mais dont l'effet est peut-être, à notre insu, important. Et sans penser que les articles scientifiques que je rédige contiennent des fraudes caractérisées [17), je ne suis pas certain que tout ce qui y est écrit soit "absolument" vrai. I1 est dommage que ces inexactitudes soient si difficiles à éviter, même par les chercheurs les plus honnêtes, car comme le dit le philosophe Alain :
" La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre,
obligé absolument, car noblesse oblige."
Important ?
Enfin je me rends compte a posteriori que le problème des bactéries résistantes est mineur par rapport à d'autres questions scientifiques touchant la santé ou l'économie. Bien plus, si pour Le Senne, "le problème de la connaissance est un problème moral", et si 1e Bouddha considérait la connaissance comme une vertu, la Science a-t-elle vraiment tant d'importance qu'elle puisse être le seul but d'une vie, quand nos contemporains manquent de pain, de liberté ou de travail, d'écoute et d'amour ?
Prof. Corpet: Thèse & Conclusion - Texte de la Thèse Corpet 1988 (.pdf pour imprimer)
Denis - Corpet - Recherche - Montagne